Octobre rose : Rebond, un texte salvateur

Octobre rose : Rebond, un texte salvateur

En ce début d’ Octobre Rose, il est bon de lire, de relire – de préférence à haute voix car le texte s’y prête -,  le beau témoignage de Murielle Boulard  intitulé Rebond, paru aux éditions edevcom-ed il y a moins d’un an et  dont voici un extrait plein d’émotion : 

« Entre l’annonce de l’existence de la bête en son sein et l’entrée à l’hôpital.
Un mois, à peine, entre les deux, où les sens s’éveillent. Découverte du monde.
Différent. Innocence de la naissance. Naître à soi. Au bord du gouffre.
Vivre. Prendre ce temps-là. Juste. Et la joie. Vivante. S’installe. Aérien l’appel.
Vient de loin. Des profondeurs. Écouter. Tout. Murmures. Odeurs.
Frémissements. Étendue du regard qui ramène à l’essentiel. Juste. Ici.
Maintenant. Senteur délicate. Sensation. Ne pas oublier. Après. Cette présence-là. »
(p.51-52)

Algorythme, journal de bor(e)d : Othman Ihraï, Edevcom-Ed., 2021.  Extrait

Algorythme, journal de bor(e)d : Othman Ihraï, Edevcom-Ed., 2021. Extrait

L’art d’en faire le moins possible

Je crois que bien faire semblant de travailler c’est encore plus fatigant que de travailler vraiment. C’est une mécanique de précision, de l’horlogerie suisse. Il y a un timing à respecter, un groove. Il faut savoir quand accélérer, quand ralentir, quand interagir avec les collègues (surtout le faire à la fin des plages horaires classiques. A 11 h 50 ou 17 h 55. Le but c’est d’éviter d’avoir une réponse rapide. Un dossier qui traîne un peu, c’est l’assurance de ne pas en avoir un second à gérer tout de suite). Le tire-au-flanc doit être un tireur d’élite s’il veut survivre en terrain hostile, dans les décombres du Tertiaire.

J’avoue n’avoir aucun mérite particulier à déployer une stratégie d’esquive aussi élaborée. J’ai été à très bonne école. Durant mon premier stage en entreprise, mon responsable, Boris, était fantastique ! Un virtuose du pipeau, un esthète de l’esbroufe. L’imposture faite homme.

Pour mon premier jour de stage, le midi, il m’a invité au resto. Déjà le bonhomme a la classe, un grand prince !

Il a séché 2 pastis en apéro, puis il a tombé une bouteille de rouge au repas pour enfin se terminer avec deux limoncellos en digeo. Le mec encaisse. Et il a beau s’arroser, il ne se noie jamais. Il doit avoir une prothèse de foie en titane, c’est pas possible !

Quand les cafés arrivent, il me dévisage et me lance goguenard : « Dis donc minot, sérieusement, t’as vraiment envie de faire carrière dans ce genre de boîte ? » Même si l’ambiance s’y prêtait plutôt, je n’ai pas eu envie d’être très honnête. Sait-on jamais, ça pouvait très bien être un guet-apens ! Ne jamais baisser la garde trop tôt, on n’est jamais à l’abri d’un uppercut soudain.

J’ai donc répondu par une pirouette que j’avais préparée pour ce genre d’occasion : « Oui, je suis jeune mais ambitieux et j’adore travailler en équipe. Cette boîte, c’est le cadre parfait pour moi, pour apprendre mais aussi pour mettre en application mes compétences. J’espère que ça sera un winwin deal. Cette boîte peut m’apporter beaucoup, mais je crois aussi que je peux lui apporter beaucoup. J’ai la faiblesse de croire que la valeur n’attend pas le nombre des années ».

Il m’a regardé avec les yeux qui brillent (probablement le limoncello qui faisait doucement effet) et m’a balancé :

– Très bien, très bonne réponse. C’est creux, ça n’a aucun intérêt mais ça sonne bien. On dirait du R’N’B. T’as le flow, mais va falloir apprendre à t’en servir si tu veux passer une carrière sous le parasol, le cul posé sur la glacière à voir les autres vendre des esquimaux en plein cagnard.

– Ah mais non ! Moi, j’ai besoin de me sentir utile, d’aimer ce que je fais, de savoir pourquoi je me lève le matin.

– OK, très bien. Grand bien te fasse. Si besoin, tu sais ou me trouver.

Le repas s’était achevé comme ça, dans une ambiance un peu étrange. Je ne savais pas trop quoi penser de ce responsable de stage qui proposait de m’apprendre à tirer au flanc. C’était un peu surréaliste.

Une semaine de stage plus tard, je me souviens être allé frapper à la porte de Boris :

– Salut Boris, je peux te déranger 5 minutes ?

– Oui vas-y ! Qu’est ce qui se passe minot ?

– Bon, alors c’est quoi ton histoire de parasol, glacière et tout ça… ?

– Haha ! Ça y est ! T’y es arrivé ? T’as quand même tenu une semaine, c’est pas mal ! Je te félicite.

– Ouais, mais j’ai failli mourir d’ennui. Je savais pas que c’était si affreux le travail. C’est encore pire que les études ! J’aurais jamais cru que c’était possible.

– Bah, c’est exactement ça. Il faut savoir que le travail, c’est pas l’aboutissement des études mais la continuité. Les études chiantes débouchent sur des boulots chiants. C’est ça la règle. Y a pas de miracle. Si tu t’es emmerdé à la fac, tu t’emmerderas au bureau. Tu t’es emmerdé à la fac ?

– Tu veux dire en dehors des soirées et des heures de cours séchées pour aller jouer au foot ou faire de la musique ? Oui, profondément ! Faut dire que le droit, c’est plus une discipline de devoir que de passion.

– On est bien d’accord. Du coup, le seul intérêt du boulot, c’est la fin du mois. Il faut donc tromper l’ennui sans que personne ne s’en rende compte pendant vingt-neuf jours pour mériter le trentième. Par contre, il est indispensable d’avoir une passion, à tout le moins une occupation, discrète sinon tu risques de mourir à l’intérieur. On ne peut pas occuper vingt-neuf jours en se contentant d’aller de sites d’infos en sites de sport, de Facebook en Gmail. Sinon, en deux jours à peine, tu te fais sauter le couvercle. Moi j’ai une passion, qui pourrait me valoir quelques invitations à des dîners de cons. Je suis concepteur de jeux de société.

– Bah, moi, j’aime bien écrire.

– Parfait ! C’est bien ça, c’est discret, silencieux. Alors ouvre bien tes esgourdes, ceci te servira à devenir écrivain au frais de la boîte. Il te faut :

  • Marquer le territoire. Comme tout mammifère, quand tu arrives dans un nouvel endroit, n’hésites pas à faire pipi dans les coins, à faire en sorte qu’on sache que tu es là. Il est impératif que tu sois non pas identifié par un petit nombre de collègues mais identifiable par leur grande majorité. Quelques fulgurances de ta part, surtout au début, seraient les bienvenues. En fait, il faut que tu sois reconnu comme le gars qui a… Je précise que la suite de cette phrase doit être méliorative hein… Boucher les chiottes n’est pas une option.
  • Être un personnage secondaire de la vie de l’entreprise. Pas un personnage principal (c’est à eux qu’on demande le plus d’investissement au quotidien. Du coup quand ils baltringuent, ça se voit, direct), ni un figurant (ce sont les premiers qu’on lourde, ceux qui n’ont pas droit à l’erreur, ceux qu’on surveille le plus). Il faut trouver l’équilibre, et dans équilibre il y a libre ne l’oublie jamais !
  • Complexifier ton métier à outrance. Ne jamais dire que ce que tu fais est simple, même si tu vas juste recopier un texte de trente-deux caractères. Ne jamais répondre « oui » à une demande, même simple, mais « je vais essayer », « je fais au mieux », « je vais voir ce que je peux faire ». Comme ça, tu pourras mettre quatre heures à faire un truc qui te prend vingt minutes (te libérant ainsi trois heures et quarante minutes pour écrire) sans que personne n’y trouve à redire. Ne jamais simplifier le langage pour que les autres comprennent, au contraire. Pense bien jargon ! Si c’est du droit, n’hésite pas à mélanger le latin et l’anglais. Moins les gens comprennent ce que tu fais, mieux tu te portes.
  • Ne pas hésiter à squatter à intervalles réguliers les espaces communs (et encore une fois pas les chiottes). Les allers-retours entre ces espaces et ton bureau donnent l’illusion du mouvement, de la création de la valeur ajoutée. Si c’est nécessaire, n’hésite pas à imprimer des trucs sans intérêt pour aller les chercher à la photocopieuse. Une fois récupérés, lis-les en marchant en revenant à ton bureau. Les gens doivent croire que tu fissures l’atome pour que tu puisses tranquillement fissurer le tome.
  • Organiser l’anarchie sur ton Il faut que quand on y rentre, on pense que tu es frappé de méningite sans jamais soupçonner la mouche Tsé Tsé. Il faut que ça ressemble à un laboratoire, à un volcan avec du savoir en fusion. N’hésite pas à ne jamais jeter tes brouillons et à les laisser prospérer sur ton bureau IKEA. Griffonne des trucs au stylo sur des feuilles volantes. En 2019, ça fait élite, mec qui se donne du mal.
  • Toujours rester évasif sur ta vie privée. L’idée c’est de demeurer un sujet, et non un objet, de discussions. Préserver le mystère. Arrivés un âge, les gens normaux (Bac – fac – rencontre d’une fille – diplôme – début de carrière – mariage – bébés – Renault Scenic – pavillon de banlieue – prise de poids – footing le dimanche en jogging Intersport – ménopause/ Assurance vie – assurance obsèques – retraite – pétanque) adorent baver sur les collègues, et particulièrement savoir ce qu’il y a au fond de leurs slips et ce qu’ils en font. Ne pas donner de détail, c’est l’assurance de voir ces commères épaissir ton personnage : « C’est bizarre qu’il soit célibataire encore à son âge ! », « tu crois qu’il est homo ? », « ça a l’air d’être un écorché vif, il a les pupilles tristes », « je suis sûr que ça a été un enfant battu, je le sens ! » Attention c’est la suite qui est intéressante : « Ça se voit qu’il se noie dans le boulot pour oublier quelque chose de triste ! ». Bingo ! Les mecs qui rament sur la galère, dans la cale, te demandent à toi qui es, officieusement sur le pont à contempler l’horizon, si tu veux pas un verre d’eau.
  • Ne pas être avare de petites attentions. Les liens familiaux sont comme les ligaments, le temps les distend. Les gens ont tous des souvenirs d’une grand-mère, d’un oncle, qui fêtait comme il se doit Noël, Pâques, les Rois… À toi d’apporter de temps en temps une boîte de madeleine de Proust. Tu fais des cadeaux à 1 euro sur Amazon à une bonne partie du bureau (ceux avec lesquels tu interagis) pour Noël, tu ramènes une galette des Rois à l’Épiphanie, des gâteaux pour la fin du Ramadan (tous les râteliers sont bons à recevoir mes chiens de fusils) et te voilà perçu comme un élément fédérateur, le ciment d’une équipe (et dans ciment, il y a ment).
  • Doser ton cynisme. Il faut faire preuve d’intelligence sociale. Avec la hiérarchie, c’est deux tiers de pipeau, un tiers de chiffres. Avec les collègues, c’est deux-tiers de « s’il te plaît » et un tiers de « t’en fais pas, je m’en occupe ».
  • Écrire de longs mails chiants à mourir et les finir par « disponible pour en discuter ». Personne ne voudra jamais le faire mais tu as proposé et c’est ce que les gens retiendront.
  • Dire « nous » quand tu parles de la boîte. Ça fait corporate, investi.

Voilà, ça te fait dix commandements à suivre. Avec ça tu devrais être peinard pour écrire ton bouquin.

J’ai scrupuleusement suivi les conseils de Boris. Force est de constater que ça marche…

 

Chapitre 15, p.87 et suivantes

Leila Slimani- Le pays des autres, roman

Leila Slimani- Le pays des autres, roman

Leila Slimani : Le pays des autres

Roman, Paris, Gallimard, 2020, 365 p.

1 re partie, La guerre, la guerre, la guerre

 
C’est un tableau du Maroc des années cinquante d’une grande justesse que nous offre là Leila Slimani. Certes, selon son propre témoignage, l’auteur a fait appel aux œuvres et aux récits d’historiens marocains de renom. Mais la psychologie des personnages et l’art de présenter leur situation dans une période aussi troublée, relèvent du talent de l’auteur.

Un marocain, Amine, combattant pendant la Seconde Guerre mondiale, se marie avant de rentrer au pays avec Mathilde, une jeune alsacienne. Féru de botanique et ayant foi dans le progrès, il s’installe en 1947 avec son épouse dans la région de Meknès où il souhaite exploiter une petite ferme rocailleuse héritée de son père. La mise en valeur de cette propriété exigera de durs travaux et le couple connaîtra avec ses deux enfants, l’inconfort, la solitude et la pauvreté.

Ce couple maroco-français, malgré l’amour qui lie les époux, est confronté aux difficultés dues à la juxtaposition de deux cultures, dans un contexte où colonisés et colonisateurs s’affrontent avant l’accession du Maroc à l’indépendance. Alors que le pays est en effervescence, Amine et Mathilde n’écoutent pas la radio, ne lisent pas les journaux et pensent pouvoir rester à l’écart de cette confrontation… Jusqu’au moment où les fermes des colons des alentours sont incendiées et qu’ils en arrivent même à craindre pour leurs vies.

Amine a épousé Mathilde par amour ; il apprécie notamment son courage et son appétit de vivre. Mais ses sentiments sont ambivalents. D’avoir une épouse française lui donne, d’une part, le sentiment d’être « moderne », supérieur à ses concitoyens. D’autre part il lui semblait que « Mathilde faisait de lui un traître et un hystérique » (p. 112). Parfois, il aurait voulu « une femme pareille à sa mère qui ait la patience et l’abnégation de son peuple qui travaille beaucoup et parle peu ». Il aurait voulu une épouse plus soumise qui sache adapter son comportement aux usages de sa famille et de ses amis qui sache élever leurs deux enfants, surtout le garçon, selon les coutumes marocaines.

Mathilde fait de réels efforts pour s’adapter à sa belle-famille, aux traditions locales et apprend le marocain. Elle se montre attentive à sa jeune belle-sœur qu’elle voudrait voir plus assidue à l’école et à sa belle-mère qu’elle prend en charge lorsque la santé de la vieille femme se détériore ; mais « son statut d’étrangère la maintenait à l’écart du cœur des choses ».
Elle a épousé Amine par amour, et même par passion charnelle. Elle est fière de son acharnement au travail, de ses connaissances en matière agricole, etc. Mais elle ne comprend pas qu’il ait tant changé après leur installation au Maroc. L’officier si romantique qu’elle a connu en 1944 quand il était en garnison à Mulhouse, est devenu un homme taiseux, austère qui lui impose une vie étriquée et fruste. Elle est irritée par ses prétentions à l’éduquer : « ici, c’est comme ça… Ça ne se fait pas… On n’a pas les moyens… », lui répète-t-il. Elle n’accepte pas qu’il baisse la tête devant le commerçant ou l’employé de bureau qui le tutoie et le méprise… et qui ne s’excuse que quand il voit les médailles militaires accrochées à la veste de son mari.

Les enfants du couple souffrent aussi de la situation complexe de leurs parents. Aïcha inscrite dans une école tenue par des religieuses catholiques, est troublée par sa double culture. Considérée comme une « indigène » par ses camarades européennes qui la méprisent, ignorée aussi par ses riches camarades marocaines, ignorante des traditions religieuses de son père, Aïcha ne trouve un peu de chaleur humaine qu’auprès d’une bonne sœur.

Les relations sociales dans le contexte colonial sont exposées dans toute leur complexité : arrogance d’une bonne partie des colons, des commerçants et fonctionnaires français qui manifestent leur mépris à l’égard des autochtones à qui il est interdit de prendre les ascenseurs, de s’installer dans des cafés pour Européens, de prendre le train en 1 re classe, etc.. La colonie française méprise aussi les Européens pauvres, ou les apatrides ou ceux qui « fraternisent » avec les Marocains. Ceux-ci sont voués à vivre en médina, la ville « indigène », sale et humide et ne sont pas les bienvenus dans « la ville nouvelle » avec ses cinémas, ses beaux cafés, ses boutiques de luxe. Mathilde elle-même, si ouverte, si libre, interdit à sa bonne de partager ses toilettes. Pourtant elle ouvre un dispensaire à la ferme et y soigne les miséreux des environs qu’elle traite avec beaucoup de compassion.

Ce que ce livre montre aussi avec beaucoup de justesse c’est le sort des femmes, autochtones mais aussi françaises de France et du Maroc. Toutes, même si elles n’en ont pas conscience, sont soumises à leurs maris ou à leurs frères qui peuvent les battre, les priver, les exploiter.
Mais elles ne se sentent pas solidaires à cause de leurs différences de nationalité, de religion, de richesse.

Un livre juste, au style plus classique que les œuvres précédentes de l’auteur, qui donne envie de lire la suite.

Bouchra Boulouiz – Un parfum de menthe, roman

Bouchra Boulouiz – Un parfum de menthe, roman

Un parfum de menthe est un roman à trois voix : à travers les souvenirs du père, de la mère puis de leur fille, on voit se dessiner le Maroc de la seconde moitié du  vingtième siècle, demi-siècle illustré par l’euphorie des premières années de l’indépendance, par la joie de vivre des sixties au cours desquelles les plus aisés, les plus instruits ont cru au progrès économique et à une modernisation rapide du pays sur le modèle occidental, puis par le désenchantement des décennies suivantes.

L’auteure dresse de beaux portraits du père et de la mère : un père fonctionnaire, honnête, travailleur, moderniste, il pousse sa femme, dès les années cinquante, à abandonner le voile. Il gère en douceur la fin du protectorat dans le village dont il a la charge. Selon lui, « l’empathie représentait… la forme aboutie de l’art de gouverner ». La mère, à peine instruite, proche de son mari va l’accompagner et évoluer en femme moderne et lucide. Mais après les années soixante « de très belles années d’euphorie et de liesse, et nous avions toutes conscience du chemin parcouru, les hommes faisaient carrière, tout semblait si facile, tout allait si bien » (p. 84), le désenchantement s’installe lorsque les beaux principes et les idéaux des années de lutte pour l’indépendance s’effacent peu à peu et que s’enclenche la course à l’enrichissement avec des moyens licites et illicites…

Ce livre évoque l’histoire contemporaine du Royaume, de l’entrée des troupes françaises à Oujda en 1907 jusqu’au début du vingt-et-unième siècle. Mais ce n’est pas un livre d’histoire, l’auteure ne se permet ni digressions historiques, ni parenthèses ni apartés ; n’est dit que ce qui est nécessaire à la compréhension du roman et ce qui est en cohérence avec son contenu. C’est aussi un livre plein de poésie et d’humour, qui ne sacrifie aucunement au politically correct et n’élude ni les contradictions ni les paradoxes : la colonisation a introduit la modernité, l’hygiène, l’école, certes, mais elle laisse aussi le souvenir des violences infligées, des richesses confisquées, d’exactions et d’injustice. Les « années de plomb », rappelle l’auteure, commencent bien avant la fin du vingtième siècle et le puissant ministre de l’Intérieur de l’époque n’avait pas que des mauvais côtés…

Un parfum de menthe est indéniablement un beau livre, de par l’écriture de l’auteur, certes, mais aussi de par la qualité du papier et de l’illustration de la couverture. Il aurait cependant gagné à être relu plus attentivement par l’éditeur. Mais c’est réellement un beau roman, empreint de nostalgie.

Bouchra Boulouiz est auteure, chercheure et essayiste. Elle a publié chez le même éditeur Juda, l’ambassadeur et moi (2004), Une irlandaise à Tanger au siècle dernier, Ed.Roselli (2014), etc.

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées, 1ère édition en allemand Mare Verlag, 2009  pour les quatre rééditions en français (2010-2017), Flammarion, 144 p. Prix du plus beau livre allemand en 2009.

Pour prolonger les vacances, ce compte-rendu d’un livre paru il y a  déjà quelques années mais qui est toujours fascinant. « J’ai grandi avec les Atlas…Je sais pertinemment que Nairobi et Los Angeles existent dans la réalité…Mais qu’on puisse réellement y être allé, voir y être venu au monde, ne cesse de me stupéfier.». Qui d’entre nous n’a pas rêvé de pays lointains, inaccessibles voire irréels ? Et qu’y-a-t-il de plus irréel que des îles abandonnées ?

Il ne s’agit pas ici des grandes îles,  de Madagascar,  de Tahiti ou des îles britanniques. Il s’agit des  îles du bout du monde, mal connues, à l’histoire confuse,  souvent tragique, d’îles qui semblent hors du temps.  L’exergue qui ouvre l’ouvrage, « Le paradis est une île, l’enfer aussi », résume bien le propos. Qui pense à une île, pense à la beauté des paysages,  aux cocotiers, au sable fin, au charme de ses populations accueillantes proches de « l’état de nature ». Mais la réalité est  parfois plus magique, ou plus maléfique.

La découverte des îles fait partie de l’histoire des Grandes découvertes, de l’expansion des Européens dans le monde à partir du seizième siècle. Ces îles existaient bien avant que l’explorateur ne débarque de sa caravelle et les peuples qui y vivaient ne se sentaient pas « du bout du monde ». Les habitants des îles de Pâques ne nommaient-ils pas leur territoire « le nombril du monde » ? Mais l’Européen a besoin de laisser son empreinte  et rebaptise la terre, « …chaque carte est ainsi le résultat et l’exercice de la puissance coloniale ». Alors  ces îles sont recensées sur les planisphères selon le calendrier chrétien,  îles Christmas, îles de Pâques, ou d’après  le nom de son « découvreur »,  Diego Garcia, Clipperton,  ou  des princes et rois d’Europe, Pierre 1er, Rodolphe…Il arrive que  l’île conserve son nom, peut-être voulait-on  lui garder  son caractère exotique ? Parfois la littérature fait irruption : les Chiliens baptisent  une île du nom d’un héros de roman,  Robinson Crusoé ; des curieux s’acharnent à retrouver une  île sortie de l’imagination d’un auteur allemand du dix-huitième siècle,  Johan Gottfried,  île où se réalisait  une utopie communiste…

Car l’île fantasmée des Européens est perçue comme un lieu paradisiaque, un lieu de tous les possibles, où l’on peut échapper aux contraintes du mode de vie occidental, réaliser tous les rêves.  A Pukapuka   les Européens fondent une société « harmonieuse » aux  mœurs très libres.

Mais ces expériences  tournent court le plus souvent  et s’achèvent tragiquement tant la folie des hommes fait parfois de ces territoires, un enfer : Pitcairn où la promiscuité encouragea la pédophilie, Floreana dans l’archipel des Galapagos où « la comédie vire soudain au polar ».

Parfois, ce n’est pas tant la folie des hommes que les conditions naturelles qui font de ces territoires des îles maudites : Tikopia, où les ressources limitées imposent aux habitants un contrôle de la natalité tragique, Clipperton, désertique, où une garnison oubliée sombre dans la folie, îles de Pâques où les autochtones ont détruit toute possibilité de vie.

Car les îles peuvent être aussi des lieux de désolation, îles où « il n’y a rien », telles les  îles Rodolphe ou Pierre 1er.  Iles prison,  telles Sainte Hélène ou Norfolk,   îles des expériences atomiques, Fangatanfa…

Mais les îles ne sont pas toujours si isolées. Elles sont parfois au centre des communications mondiales : l’île désolée d’Ascension devenue une station-relais pour les câbles qui sillonnent l’atlantique, une base de la NASA et un nid d’espions ; Diego Garcia, base militaire britannique dont les habitant ont été déportés ; Annobo qui fut le paradis des radios-amateurs…

Alors, on comprend mieux le titre : « Atlas des  îles abandonnées ». Découvertes et abandonnées car sans intérêt stratégique ni ressources. Iles, parfois, qui suscitent la convoitise des militaires qui en déportent les populations.

Très beau livre qui doit aussi à l’auteur une belle  mise en page et des illustrations, sobres en harmonie avec l’atmosphère mélancolique du texte.