Amina Aouchar

Le dernier voyage du Sultan

Rabat, Edevcom-Ed, 2019, 335p. Extraits

Pour apporter ma contribution à la belle émission de Medi 1TV, Tamazight, je vous offre ici un extrait de mon livre, qui illustre l’originalité des relations entre juifs et musulmans marocains, avant le Protectorat.

Extrait n°1 : pages 202-205

 

L’armée campe dans la vallée du Ziz.
Entre juin et décembre 1893, le Sultan Moulay Hassan se rend de Fès à Marrakech à travers l’Atlas et le Tafilalt, accompagné de la Cour et d’une armée de près de 30 000 hommes. A l’automne, la caravane arrive au Tafilalt. L’arme campe en bordure de l’oasis et se distrait comme elle peut.

« … Assis en rond au clair de lune, les officiers, enroulés dans leurs burnous noirs fumaient du kif dans de longues pipes sur lesquelles ils tiraient à tour de rôle. Ils se livraient à l’un de leur passe-temps
favori qui était de se taquiner les uns les autres et de se provoquer. Le cannabis aidant, ces joutes se terminaient souvent par de simples empoignades ou par de vraies bagarres qui jetaient l’excitation
dans le camp de l’armée. Kerroum fit une place à Omar sur la natte sur laquelle il était assis. Il soutenait une controverse avec les deux topographes soutenus par plusieurs officiers. Comme à son
habitude, Kerroum était railleur, légèrement méprisant :
– Alors là, dit-il en interrompant l’un de ses contradicteurs et en passant la pipe à Omar, entendons- nous bien : notre religion reconnaît les juifs comme « Gens du Livre ». Oui ou non ?
– Oui, répondait Ba Yazid, mais ils ont fait du mal à notre Prophète…
Kerroum l’interrompit :
–Oh ! Messieurs, on ne va pas rendre redevables du comportement de quelques couillons de juifs tous les juifs et de toutes les époques !
Ils étaient trop près du feu allumé au centre du cercle. Le bois manquait dans la région. De temps à autre, on jetait sur le brasier une brassée d’alfa ou un morceau de tronc de palmier qui brûlait
rapidement en faisant jaillir des poignées d’étincelles.
– Non, ce que je disais, ajouta Ba Yazid c’est que c’est bien que les Aït Atta interdisent aux juifs de vivre parmi eux. C’est bien que les juifs vivent à part dans leurs ksour.
– Et moi je ne vois pas pourquoi ce serait mieux. Chez beaucoup de tribus d’ici, chez les Aït Izdeg, les Aït Merhad, etc., les juifs vivent dans les mêmes ksour que les musulmans. La religion ne l’interdit
pas, n’est-ce pas ?
Ba Yazid était gêné et furieux de voir qu’il n’arrivait pas à désarçonner son interlocuteur. Moussa vint à son secours et secouant la tête, affirma :
– Ils ne vivent pas comme les musulmans, ils sont différents…
– Heureusement, puisqu’ils ne sont pas musulmans, ils sont « Gens du Livre », ils vivent leur religion comme ils l’entendent mais pour le reste, ils vivent comme tout le monde, ils mangent, boivent, et sauf
votre respect, pètent, chient comme tout le monde…
– Non, intervint prestement Ba Yazid pour empêcher Kerroum de poursuivre cette énumération scatologique, ils ne possèdent ni terres ni troupeaux et ne vivent que de l’usure !
–C’est faux, rétorqua une voix dans le noir que manifestement cet échange amusait, dans toute la montagne et en Moulouya, les juifs cultivent la terre en propriétaires ou en fermiers…
– Mais la religion l’interdit protesta en sursautant Ba Yazid !
– Et la montagne l’autorise, répliqua Kerroum en riant franchement.
Un brouhaha s’ensuivit. Les uns étaient scandalisés par les propos de l’officier, les autres s’amusaient franchement de la réprobation des topographes. Omar trouvait son ami bien audacieux : il n’aurait
jamais eu le courage, lui, de tenir de tels propos. Il est vrai qu’en ce qui le concerne on les aurait reçus d’une tout autre manière et mis au compte d’une éducation étrangère…
– Écoutez, dit un vieil officier, qui ne souhaitait pas voir la querelle dégénérer, moi je voudrais savoir : quand les juifs, comme par ici au Tafilalt, ne peuvent cultiver la terre, de quoi voulez-vous qu’ils
vivent ? Ils font du commerce et prêtent de l’argent.
– Si les juifs, asséna Kerroum, n’allaient pas de ksar en ksar pour échanger du thé, des bougies contre quelques mesures de blé ou de maïs, aucun d’entre nous n’aurait jamais bu un verre de thé à la menthe
et nous continuerions à nous éclairer avec de la laine imbibée d’huile !

– Et j’en connais des gens à qui un prêt du juif du ksar a permis de fêter dignement un mariage ou un baptême, conclut une voix narquoise !
– Et j’en connais qui ont fêté dignement ces évènements grâce à la mahia fabriquée par les juifs, ajouta un autre alors que l’assistance s’esclaffait.
– Laissez-moi finir, dit le vieil officier, agacé ! Vous ne savez pas discuter, vous ne cherchez pas à apprendre, tout ce que vous voulez c’est avoir le dessus sur votre interlocuteur et l’humilier !
Un murmure désapprobateur accompagna ces mots. Ceux qui se tenaient en arrière, les derniers arrivés, commençaient à se retirer discrètement. Ils n’étaient pas venus pour entendre un cours de
morale ! Ce qu’ils voulaient c’était rire un peu aux dépens des uns et des autres et assister à une belle bagarre ! Le vieil homme, indifférent aux va-et-vient des soldats dans le noir, continua :
– Je roule ma bosse depuis pas mal de temps de par ici, entre la mer et le désert, et ce que je remarque c’est que les juifs de la frontière voient venir le chrétien avec bienveillance. Ils envient leurs frères
d’Algérie et voudraient voir les Français conquérir le pays. Omar brisa le silence qui s’installa et d’une voix lente, il expliqua :
– Les Français, en France, il y a longtemps, ont donné les mêmes droits aux chrétiens et aux juifs. En
Algérie, les Français ont donné plus de droits aux juifs qu’aux musulmans, car les juifs d’Algérie sont devenus Français. Vous comprenez pourquoi les juifs d’ici pensent que leurs frères sont mieux lotis ?
L’assistance le regarda incrédule :
–Qu’en savez-vous aboya quelqu’un avant qu’un voisin ne le fasse taire d’un coup de coude dans les côtes, accompagné d’un « Il revient de chez les chrétiens, le copain de Kerroum ».
– Je ne crois pas, dit Ba Yazid d’une voix hésitante, qu’il y ait pour les juifs de meilleur statut que celui de dhimmi 1 .
– Je voudrais savoir, rétorqua Kerroum d’une voix faussement modeste en mâchouillant l’embout de
la pipe, qui est dhimmi en Algérie ?
– Mais si en plus d’avoir combattu notre Prophète, les juifs s’allient à l’ennemi… commença Moussa.
Kerroum l’interrompit, péremptoire :
– Vous ne voulez pas qu’ils souhaitent la victoire des Français ? Traitons-les mieux que ne le font ces gaouris !
Et il entonna à la cantonade un de ces chants guerriers de l’Oriental en marquant le rythme de ses grandes mains. On lui apporta un bendir, quelqu’un sortit une flûte, des voix gutturales se joignirent à
la sienne : quatre cavaliers se mirent épaule contre épaule et entreprirent une danse lente, faite de pas glissés, qui se transformait en un simulacre de chevauchée et s’achevait par un mouvement brusque des épaules vers le sol. Puis les danseurs se redressaient et recommençaient à glisser… ».

 

Extrait n°2 : pages 242-245

 

Entre juin et décembre 1893, le Sultan Moulay Hassan se rend de Fès à Marrakech à travers l’Atlas et le Tafilalt, accompagné de la Cour et de l’une armée. A l’automne, la caravane arrive au
Tafilalt. Zohra, jeune épouse d’un membre de la Cour, accompagnée de Khitti, ancienne esclave de la famille de son époux, est invitée à séjourner dans la demeure de la sœur de celle-ci dans un ksar, un
village fortifié de l’oasis car enceinte, elle ne pouvait supporter l’inconfort du camp royal.

Au Tafilalt.
« …Khiti était venue réveiller Zohra qui s’était retirée dans sa chambre depuis le début de l’après- midi. Elle l’aida à se rajuster et à descendre l’escalier étroit, aux marches inégales. L’hôtesse et ses filles recevaient une visiteuse. À sa vue elles s’empressèrent de se lever, l’entourèrent, l’installèrent à la meilleure place, lui couvrirent les genoux d’une petite couverture, calèrent son dos avec des coussins remplis de crin et lui servirent un verre de thé. Zohra était confuse de tant d’égards, ne savait comment remercier et ne cessait de répéter timidement :
– Que la baraka de Dieu soit sur vous !
La visiteuse ne s’était pas levée. Elle observait la scène en silence. Zohra la regarda. La femme portait une coiffure curieuse, mêlant nattes et foulards façonnés en forme de cornes. Elle n’avait pas complètement ôté son voile, qui s’accrochait à ses épaules. Elle se pencha vers Zohra, lui mit une main sur les genoux et lui souhaita la bienvenue au Tafilalt. Puis elle se retourna vers l’hôtesse et continua la conversation entamée avant l’arrivée de la jeune femme. D’une voix véhémente, elle protesta :
– Quand je pense, Messaouda, quand je pense que ce garçon, je l’ai nourri avec mon sein…
– Ne te mets pas dans cet état Smiha, répondit la mère, tu sais bien qu’il ne pensait pas ce qu’il disait…
En entendant le prénom de la femme, Zohra comprit que la visiteuse était juive.
– Mais comment tu l’as élevé ce garçon, ma chère, comment, continuait la femme ? Moi, quand tu es tombée malade et qu’on m’a dit que ton fils allait mourir parce que tu n’avais plus de lait, je suis venue sans que personne ne me le demande et je lui ai mis le bout de mon sein dans la bouche et il a tété, tété comme un fou, il ne voulait plus me lâcher. Et maintenant que mon lait lui a donné de gros bras et de grandes jambes, il bouscule mon mari au souk et lui dit « Bouge-toi espèce de juif ! ».
Elle prit un pan de son voile et s’essuya les yeux embués de larmes. Messaouda émue alla à elle, la serra contre elle, l’embrassa et dit :
– Arrête Smiha, ça n’en vaut pas la peine ! Tu sais, mon fils est un bon fils, mais les temps sont mauvais et il entend tant de choses ; il répète parfois des mots sans savoir ce qu’ils veulent dire…
– Et qu’est-ce qu’il entend, l’interrompit son amie avec violence. Que les juifs ils sont d’accord avec les Français, qu’ils veulent que les Français viennent ici ? Je te jure, sur le Saint d’Ouezzane, qu’aucun juif ne veut du mal à ce pays, ne veut du mal à notre Sultan. Puis, changeant subitement de ton, elle demanda à l’assistance :
– Vous avez vu quel accueil les gens d’Abou Am et de Rissani ont réservé à notre Maître ? Et sans attendre de réponse, elle continua : Il y avait là le caïd, le Grand Rabbin, les commerçants, Abdelkader al Fassi, Cohen le vieux, Othman bel Abbès, Salomon Zagouri, Yahia Touati, et d’autres encore. Ils ont offert le lait et les dattes et ils ont pu lui parler et le Grand Rabbin n’arrêtait pas de dire « Que Dieu protège Sidna ! Que Dieu protège Sidna ! ». Et tout le monde était sorti sur la place, et les gens se bousculaient, se marchaient dessus pour approcher du Sultan. Un grand noir m’a marché sur le pied, regardez, dit-elle en sortant ses orteils de dessous sa tunique, regardez, il aurait pu me briser les os, cet esclave ! Vous y étiez vous aussi ?
– Non dit la mère. Le père des filles nous a interdit de sortir. Il a dit qu’il y aurait trop de soldats et de mauvais garçons dans les rues.
– Que les filles n’y aillent pas, je veux bien, moi non plus je n’ai pas laissé ma fille sortir, celle qui a tété avec ton voyou de fils. Mais moi j’ai jeté mon voile sur la tête et je suis sortie, pour rien au monde je n’aurais voulu rater une fête pareille et Eli peut dire ce qu’il veut !
Les femmes se resservirent du thé et échangèrent leurs commentaires au sujet de l’arrivée du Sultan, rapportant ce qu’elles avaient entendu dire par d’autres femmes, par leurs maris, déplorant que des malappris aient profité de l’occasion pour piller quelques boutiques. Puis, Smiha en vint enfin au but de sa visite :
– Voilà, j’ai appris, ma chère, que tu recevais des gens de la Cour et je pensais que tu aimerais leur montrer ce qui se fait de mieux au Tafilalt.
Elle sortit un petit ballot de sous son voile, dénoua les nœuds et étala sur le tapis de gros bijoux d’argent. Khiti se pencha sur l’étalage. La mère en fit autant. Smiha les laissa admirer sa marchandise à leur aise et s’adressa à Zohra :
– Bienvenue à Lalla, grâce à elle la baraka vient jusqu’à nous, lui dit-elle en se passant les mains sur le visage, la poitrine et en embrassant le bout de ses doigts. Puis elle demanda :
– Lalla vient de Fès ?
Et sans attendre de réponse, elle continua en lissant de la main la couverture qui recouvrait les jambes de Zohra :
– Lalla doit être bien dépaysée, c’est que nous n’avons pas ici le même confort que vous. Moi je ne connais pas Fès, mais Eli y est allé deux fois pour vendre ses bijoux à un ami du mellah. Il m’a raconté. Il m’a dit ce type des Aït Hdidou, il avait raison. Vous connaissez l’histoire de ce paysan des Aït Hdidou ? Il est allé à Fès pour vendre le bois de la tribu. Au retour ses amis lui ont demandé, alors c’est comment Fès ? Il a réfléchi puis il leur a répondu : « Que Dieu ouvre les portes de son paradis aux gens de Fès et les portes de Fès aux Aït Hdidou ! ».
L’assistance se mit à rire. …Khiti posa sur le giron de Zohra deux lourds bracelets d’argent, de longues boucles d’oreilles finement travaillées, serties de corail. Mais la jeune femme s’intéressait à un anneau torsadé auquel étaient accrochées des petites pièces de monnaie. Elle demanda à le voir.
– Ce n’est pas du travail d’ici, précisa Smiha en le lui tendant, c’est un juif venu de Tunisie, de Djerba qui l’a apporté. C’est un anneau qu’on met au pied.
Zohra tendit la jambe, passa le bijou à sa cheville, s’agita pour faire tinter les breloques et dit qu’elle l’achetait. Khiti protesta vivement, arguant que cet objet ne pouvait être porté que par les esclaves et les chèvres, que de toute manière, Zohra n’aurait jamais l’occasion de le mettre puisqu’il n’était pas bon pour une dame de qualité de se distinguer. Elle lui proposa d’autres bijoux, plus classiques dont elle vanta les qualités et surtout le poids en argent. Elle lui répéta que si elle tenait à avoir un kholkhal, on en faisait de plus beaux à Fès, de plus fins. Mais l’obstination de la jeune femme eut raison de ses arguments. Elle poussa un soupir et se lança dans de longs marchandages. Messaouda se rapprocha de Zohra, examina l’anneau et félicita la jeune femme pour ce choix. »

 

 

 

1 – Dhîmmi : en droit musulman traditionnel, le dhîmmi appartient aux « Gens du livre », il est juif ou chrétien, il est libre de pratiquer son culte mais jouit d’un statut inférieur à celui du musulman.