Bouchra Boulouiz – Un parfum de menthe, roman

Bouchra Boulouiz – Un parfum de menthe, roman

Un parfum de menthe est un roman à trois voix : à travers les souvenirs du père, de la mère puis de leur fille, on voit se dessiner le Maroc de la seconde moitié du  vingtième siècle, demi-siècle illustré par l’euphorie des premières années de l’indépendance, par la joie de vivre des sixties au cours desquelles les plus aisés, les plus instruits ont cru au progrès économique et à une modernisation rapide du pays sur le modèle occidental, puis par le désenchantement des décennies suivantes.

L’auteure dresse de beaux portraits du père et de la mère : un père fonctionnaire, honnête, travailleur, moderniste, il pousse sa femme, dès les années cinquante, à abandonner le voile. Il gère en douceur la fin du protectorat dans le village dont il a la charge. Selon lui, « l’empathie représentait… la forme aboutie de l’art de gouverner ». La mère, à peine instruite, proche de son mari va l’accompagner et évoluer en femme moderne et lucide. Mais après les années soixante « de très belles années d’euphorie et de liesse, et nous avions toutes conscience du chemin parcouru, les hommes faisaient carrière, tout semblait si facile, tout allait si bien » (p. 84), le désenchantement s’installe lorsque les beaux principes et les idéaux des années de lutte pour l’indépendance s’effacent peu à peu et que s’enclenche la course à l’enrichissement avec des moyens licites et illicites…

Ce livre évoque l’histoire contemporaine du Royaume, de l’entrée des troupes françaises à Oujda en 1907 jusqu’au début du vingt-et-unième siècle. Mais ce n’est pas un livre d’histoire, l’auteure ne se permet ni digressions historiques, ni parenthèses ni apartés ; n’est dit que ce qui est nécessaire à la compréhension du roman et ce qui est en cohérence avec son contenu. C’est aussi un livre plein de poésie et d’humour, qui ne sacrifie aucunement au politically correct et n’élude ni les contradictions ni les paradoxes : la colonisation a introduit la modernité, l’hygiène, l’école, certes, mais elle laisse aussi le souvenir des violences infligées, des richesses confisquées, d’exactions et d’injustice. Les « années de plomb », rappelle l’auteure, commencent bien avant la fin du vingtième siècle et le puissant ministre de l’Intérieur de l’époque n’avait pas que des mauvais côtés…

Un parfum de menthe est indéniablement un beau livre, de par l’écriture de l’auteur, certes, mais aussi de par la qualité du papier et de l’illustration de la couverture. Il aurait cependant gagné à être relu plus attentivement par l’éditeur. Mais c’est réellement un beau roman, empreint de nostalgie.

Bouchra Boulouiz est auteure, chercheure et essayiste. Elle a publié chez le même éditeur Juda, l’ambassadeur et moi (2004), Une irlandaise à Tanger au siècle dernier, Ed.Roselli (2014), etc.

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées

Judith Schalansky : Atlas des îles abandonnées, 1ère édition en allemand Mare Verlag, 2009  pour les quatre rééditions en français (2010-2017), Flammarion, 144 p. Prix du plus beau livre allemand en 2009.

Pour prolonger les vacances, ce compte-rendu d’un livre paru il y a  déjà quelques années mais qui est toujours fascinant. « J’ai grandi avec les Atlas…Je sais pertinemment que Nairobi et Los Angeles existent dans la réalité…Mais qu’on puisse réellement y être allé, voir y être venu au monde, ne cesse de me stupéfier.». Qui d’entre nous n’a pas rêvé de pays lointains, inaccessibles voire irréels ? Et qu’y-a-t-il de plus irréel que des îles abandonnées ?

Il ne s’agit pas ici des grandes îles,  de Madagascar,  de Tahiti ou des îles britanniques. Il s’agit des  îles du bout du monde, mal connues, à l’histoire confuse,  souvent tragique, d’îles qui semblent hors du temps.  L’exergue qui ouvre l’ouvrage, « Le paradis est une île, l’enfer aussi », résume bien le propos. Qui pense à une île, pense à la beauté des paysages,  aux cocotiers, au sable fin, au charme de ses populations accueillantes proches de « l’état de nature ». Mais la réalité est  parfois plus magique, ou plus maléfique.

La découverte des îles fait partie de l’histoire des Grandes découvertes, de l’expansion des Européens dans le monde à partir du seizième siècle. Ces îles existaient bien avant que l’explorateur ne débarque de sa caravelle et les peuples qui y vivaient ne se sentaient pas « du bout du monde ». Les habitants des îles de Pâques ne nommaient-ils pas leur territoire « le nombril du monde » ? Mais l’Européen a besoin de laisser son empreinte  et rebaptise la terre, « …chaque carte est ainsi le résultat et l’exercice de la puissance coloniale ». Alors  ces îles sont recensées sur les planisphères selon le calendrier chrétien,  îles Christmas, îles de Pâques, ou d’après  le nom de son « découvreur »,  Diego Garcia, Clipperton,  ou  des princes et rois d’Europe, Pierre 1er, Rodolphe…Il arrive que  l’île conserve son nom, peut-être voulait-on  lui garder  son caractère exotique ? Parfois la littérature fait irruption : les Chiliens baptisent  une île du nom d’un héros de roman,  Robinson Crusoé ; des curieux s’acharnent à retrouver une  île sortie de l’imagination d’un auteur allemand du dix-huitième siècle,  Johan Gottfried,  île où se réalisait  une utopie communiste…

Car l’île fantasmée des Européens est perçue comme un lieu paradisiaque, un lieu de tous les possibles, où l’on peut échapper aux contraintes du mode de vie occidental, réaliser tous les rêves.  A Pukapuka   les Européens fondent une société « harmonieuse » aux  mœurs très libres.

Mais ces expériences  tournent court le plus souvent  et s’achèvent tragiquement tant la folie des hommes fait parfois de ces territoires, un enfer : Pitcairn où la promiscuité encouragea la pédophilie, Floreana dans l’archipel des Galapagos où « la comédie vire soudain au polar ».

Parfois, ce n’est pas tant la folie des hommes que les conditions naturelles qui font de ces territoires des îles maudites : Tikopia, où les ressources limitées imposent aux habitants un contrôle de la natalité tragique, Clipperton, désertique, où une garnison oubliée sombre dans la folie, îles de Pâques où les autochtones ont détruit toute possibilité de vie.

Car les îles peuvent être aussi des lieux de désolation, îles où « il n’y a rien », telles les  îles Rodolphe ou Pierre 1er.  Iles prison,  telles Sainte Hélène ou Norfolk,   îles des expériences atomiques, Fangatanfa…

Mais les îles ne sont pas toujours si isolées. Elles sont parfois au centre des communications mondiales : l’île désolée d’Ascension devenue une station-relais pour les câbles qui sillonnent l’atlantique, une base de la NASA et un nid d’espions ; Diego Garcia, base militaire britannique dont les habitant ont été déportés ; Annobo qui fut le paradis des radios-amateurs…

Alors, on comprend mieux le titre : « Atlas des  îles abandonnées ». Découvertes et abandonnées car sans intérêt stratégique ni ressources. Iles, parfois, qui suscitent la convoitise des militaires qui en déportent les populations.

Très beau livre qui doit aussi à l’auteur une belle  mise en page et des illustrations, sobres en harmonie avec l’atmosphère mélancolique du texte.

 

Islam et femmes – Asma Lamrabet

Islam et femmes – Asma Lamrabet

 À travers cet ouvrage, Mme Lamrabet contribue à corriger bien des idées reçues sur l’islam. 

Livre à contre-courant des thèses habituellement exposées ou défendues, enrichissant et qui invite à réfléchir, musulmans et non-musulmans. Mme Lamrabet est particulièrement qualifiée pour aborder le thème « Islam et femmes, les questions qui fâchent ». 

Médecin, biologiste, elle milite depuis des années pour un islam moderne et apaisé. Nommée en 2011 à la tête du Centre des études féminines de la Rabita Mohammadia, association créée par le roi du Maroc pour la promotion d’un islam tolérant, elle en démissionne en 2018 à la suite d’une polémique suscitée par ses prises de position en faveur de l’égalité homme-femme en matière d’héritage. 

L’auteure commence tout d’abord par réfuter un certain nombre de prescriptions, d’interdictions ou de châtiments communément admis, qui sont absents du texte coranique : il en est ainsi de la lapidation de la femme adultère ; de la répudiation ; de l’interdiction pour les femmes de l’exercice de l’imamat (direction de la prière) ; du mariage d’une femme musulmane avec un non-musulman monothéiste ; de l’obligation de la femme majeure de recourir à un tuteur ou de la manière dont elle doit porter le hijab (le voile) ; du droit du musulman martyr de disposer d’un certain nombre de houris au paradis, etc. Elle fait appel à l’histoire, la sociologie, la sémantique, etc., faisant ainsi preuve d’une large culture, pour expliquer comment, peu à peu, s’est construite la thèse musulmane de la domination de l’homme sur la femme. Mme Lamrabet conteste que l’islam ait proclamé l’infériorité de la femme par rapport à l’homme, infériorité qui est, selon elle, le fruit de l’interprétation à laquelle se sont livrés les juges au Moyen Âge, fondant leurs thèses  parfois, sur des hadiths, sur des propos du Prophète, reconnus « faibles » par les compilateurs qui les ont réunis. Nombre de concepts, écrit-elle, doivent « donc être réinterprétés face aux impératifs pratiques de nos temps modernes ».

Ainsi en est-il de la notion de « ta’a », de devoir d’obéissance de la femme à l’homme, qui n’apparaît qu’au 13° siècle ! Cependant, l’auteure reconnaît que « Le Coran ne fait… que refléter l’environnement socio-économique de l’époque de la révélation. », ce qui explique le droit de l’homme à être polygame , à infliger des châtiments corporels à sa femme, le fait que le témoignage d’un homme équivaut à celui de deux femmes , qu’une sœur hérite de la moitié de la part de son frère, etc. Elle tente de renouveler l’interprétation de ces prescriptions en montrant comment le texte coranique, sans heurter les usages de l’Arabie du 7° siècle, les affaiblit en posant des conditions contraignantes à leur mise en œuvre : ainsi l’injonction à l’égalité entre les épouses serait un encouragement à la monogamie, la flagellation des époux adultères est rendue impossible par les exigences liées à la preuve…

Les explications de l’auteure sont moins convaincantes parfois, du fait que certaines prescriptions sont inscrites clairement dans le texte coranique : concernant les châtiments corporels que l’époux peut infliger à son épouse, l’auteure a beau faire appel à la sémantique, il semble clair que dans le contexte du verset, il ne peut s’agir que de frapper, sans violence, mais de frapper. De même concernant le témoignage d’une femme face à celui d’un homme, même si l’auteur rappelle qu’il ne s’agit que d’un témoignage pour dette et qu’en cas d’adultère le témoignage de l’homme vaut celui de la femme, il n’en demeure pas moins que cette inégalité est clairement inscrite dans le texte. Il en est de même de l’inégalité en matière d’héritage.

Certes, ce qui est explicite dans le texte coranique peut-être difficilement remis en cause. Cependant, il faut ici rappeler que nombre de concepts, l’esclavage, la loi du talion, etc., présents dans le Coran, sont tombés en désuétude au fil des siècles…

Ce livre instructif et reposant sur une connaissance approfondie des textes religieux, mériterait l’ouverture d’un débat serein sur ce qu’est l’islam dans le monde moderne.  

 

Asma Lamrabet : Islam et femmes, les questions qui fâchent, Casablanca, En toutes lettres, 2017, 211p.

 

A son image – Jérôme Ferrari

A son image – Jérôme Ferrari


Roman dérangeant sur la photographie professionnelle, photographie de la vie quotidienne et surtout photographie de la violence et des exactions que font subir les hommes à d’autres hommes en temps de guerre. Sur l’influence qu’elle a sur celui qui la regarde et sur celui qui la prend. Roman essentiel en ces temps où l’image est partout omniprésente, foisonnant dont il n’est pas aisé de rendre compte.

Une jeune photographe qui s’ennuie à couvrir les fêtes familiales, les manifestations locales et les conférences de presse des nationalistes corses, ressent l’aspect dérisoire et étriqué de sa vie professionnelle à la vue d’une photo de la chute du mur de Berlin et s’en va faire un reportage sur la guerre en ex-Yougoslavie. La découverte de l’absurdité du conflit et de ses indicibles horreurs fait qu’elle n’en sortira pas indemne. Elle retourne en Corse où elle reprend son métier de photographe de l’ordinaire et meurt dans un accident de voiture.

L’ouvrage s’articule en 12 chapitres qui correspondent aux différentes étapes de la messe de ses funérailles. Le principal narrateur est le prêtre qui sert la messe et qui est aussi le parrain de la défunte, celui qui est à l’origine de sa vocation de photographe. Un écho s’établit entre le texte et les enseignements de la Bible et des Évangiles sur le mal et la représentation du mal. Le texte est construit sur un va-et-vient continu entre les souvenirs des personnes présentes, – le prêtre, la famille et les amis de la défunte —, et les souvenirs de l’héroïne qui semble encore là. Un rythme lent, des phrases souvent longues nimbent la narration de désespérance.

Le titre du roman est une ellipse de « Dieu a fait l’homme à son image » et porte en exergue un commandement de l’Exode : « Tu ne feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre… ». La fascination qu’exercent la violence et sa représentation, interpelle Antonia. La première photo qu’elle prendra et dont elle sera satisfaite reproduit l’image d’une femme terrorisée fuyant un incendie en Corse. Quelques années plus tôt, témoin complaisant d’une scène de violence, elle s’effraie de sa réaction. : « Antonia n’avait jamais encore croisé le regarde de la Gorgone mais, pour la première fois, elle avait senti sa présence et entendu siffler les serpents de sa chevelure ».

À travers les photos d’hommes et de femmes torturés, exécutés sauvagement, que l’héroïne a prises en Serbie, à travers aussi des reportages photographiques dont elle a probablement consulté les archives, reportages sur la conquête de la Tripolitaine par l’Italie, la guerre d’Espagne, la première et seconde guerres mondiales, la guerre du Viet Nam, elle prend conscience que montrer l’horreur n’arrête pas les conflits. En 1992 en Serbie, après avoir photographié une scène d’une violence et d’une sauvagerie inouïes, elle constate que ces photos ne servent à rien mais que ceux qui les prennent « adorent ça, tous et moi aussi ». Une citation de J.M.Coetzee mise aussi en exergue, rappelle que la violence est : « obscène parce que de telles choses ne devraient pas se produire, mais obscène aussi parce que, une fois qu’elles se sont produites, elles ne devraient pas être mises à la lumière du jour… ». En 1915, à Corfou, le photographe « n’a pas pris la photo d’un soldat famélique à l’agonie mais il a capté une fois pour toutes, en une seule image saisissante, le visage du siècle » (p. 125). Alors, en quittant la Serbie pour s’en retourner en Corse, l’héroïne se dit qu’ « Elle ne croit pas au péché, elle ne croit pas non plus en l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Mais au moins à ce qu’est le monde, autant qu’il est en son pouvoir, elle, Antonia V. n’y ajoutera rien ». (p. 183.) Un livre fort à lire et à relire.

 

Jérôme Ferrari : A son image, roman, Actes Sud, 219 p. 2018

Littérature de voyage et connaissance du Maroc

Littérature de voyage et connaissance du Maroc

La littérature de voyage est non seulement plaisante à lire mais elle est de plus source des savoirs les plus divers – géographiques, historiques, culturels –, etc. À travers l’histoire, les motivations des voyageurs sont fort diverses : curiosité scientifique, esthétique ou philosophique, soif d’aventure, pèlerinage, préoccupations commerciales ou politiques.

Une littérature de voyage s’est ainsi constituée, riche de témoignages de diplomates, de militaires, d’explorateurs et de savants. Certains textes ont des qualités littéraires, d’autres sont moins bien écris, d’autres encore sont illustrés de dessins, croquis, schémas…

La proximité géographique laisserait penser que les peuples du pourtour de la Méditerranée se connaissaient parfaitement. Comment se fait-il alors que pour les Européens, à partir du 18° siècle, le Maroc devient « une nouvelle frontière », un pays à découvrir ?

Pendant des siècles, les deux rives de la Méditerranée partagent une histoire commune, faite de relations politiques, économiques, culturelles, humaines, étroites, mais aussi de confrontations mémorables : cet affrontement séculaire n’a empêché ni les influences réciproques, ni les échanges, ni les alliances politiques conjoncturelles, ni les débats entre intellectuels des deux camps, ni même les espaces de coexistence paisible comme en Andalousie ou en Sicile.

Au Moyen Âge, les commerçants musulmans étaient présents dans les principaux ports d’Espagne, d’Italie et du sud de la France. Au Maghreb, des négociants génois, majorquins, marseillais, s’installaient au Tafilalet, à Fès, Sebta, Oran, etc. Jusqu’au 18°  siècle, les Européens trouvent de précieux renseignements sur le Maroc dans les relations de voyage de leurs ressortissants mais surtout dans celles des autochtones.

Au 12° siècle, le géographe et voyageur Al Idrissi dresse une carte du monde connu et la commente, décrivant reliefs, routes, et peuples. Au 14° siècle, un Tangérois, Ibn Batouta, écrivit une relation de ses voyages qui le menèrent de son pays natal jusqu’en Chine.

Longtemps, l’une des principales sources d’information pour les Européens concernant le Maghreb et l’Afrique, était un récit de voyage écrit au début du 16° siècle par le fils d’un commerçant de Fès, Hassan ben Mohammed El Ouezzan dit Léon L’Africain[1]. Au cours d’un voyage en Orient, il fut fait prisonnier par des corsaires chrétiens qui l’offrirent au Pape. Celui-ci demanda au captif d’écrire une description du monde musulman. Sa Description de l’Afrique fut écrite en italien puis traduite les années suivantes en plusieurs langues. Et son succès ne faiblit. Au 19°, la plupart des explorateurs qui se lancèrent à la découverte du Maroc, emportaient dans leurs bagages un exemplaire de la Description.

Mais aux 15° et 16° siècles, à partir de la reconquête de l’Andalousie par les royaumes chrétiens, et de la menace qu’elle fit planer sur les côtes, on assiste à la fermeture du Maghreb : désormais le chrétien est un espion qui prépare la conquête. Les Européens reprocheront souvent aux Maghrébins leur xénophobie. C. de Foucaut qui explora le Maroc dans les années 1883-84, écrit : «…Cette intolérance extrême n’est pas causée par le fanatisme religieux ; On craint le conquérant bien plus qu’on ne hait le chrétien… ».

Les Européens ne peuvent donc plus circuler librement à l’intérieur des terres, seuls quelques ports leur sont ouverts. L’information géographique devient stratégique. Mais les Maghrébins ne dressent plus de cartes pour des raisons sécuritaires, mais aussi parce que le repli sur les études religieuses a été accompagné par un désintérêt pour la géographie, la cartographie et les autres sciences. La Rihla, le récit de voyage accompli pour le pèlerinage, s’intéresse fort peu à la géographie ou aux mœurs des populations : elle est tout au plus une source d’information sur les élites religieuses. Aussi lorsque les Européens se lanceront à l’époque coloniale à la conquête de la rive sud, ils n’auront d’autres solutions que d’encourager l’exploration de ces contrées.

Le Maroc est l’un des pays africains et musulmans qui résiste le plus longtemps à la pénétration coloniale. C’est d’abord un vieil État, fondé au 8° siècle considéré comme une puissance depuis qu’en 1578, à bataille des Trois rois, il a vaincu le Portugal, qui dominait déjà un empire colonial qui s’étendait sur trois continents. La position géographique du Maroc lui permet de contrôler la navigation dans le détroit de Gibraltar. Or à la suite de l’ouverture du canal de Suez en 1869, la Méditerranée devient la principale route maritime vers l’Asie. Aussi le 19° siècle est marqué par la compétition des puissances coloniales, et particulièrement de la France et du Royaume Uni, pour la domination du pays.

Ce pays si convoité est fort mal connu. Des voyageurs, des explorateurs de toute nationalité vont partir à sa découverte. Pour parcourir le royaume secrètement, ils se feront passer pour des musulmans ou des juifs d’Orient. René Caillié, apprend l’arabe et des rudiments de l’islam en Mauritanie avant d’entreprendre, en 1828, un périple au Sahel. Il s’en retourne à travers le Maroc, passe par Fès « …La ville la plus belle qu’il ait vue en Afrique », avant de rejoindre l’Europe. Dans sa relation de voyage, il nous laisse des pages fort intéressantes sur son parcours du Tafilalet au nord du Royaume.

Louis Chénier, « chargé des affaires du Roi auprès de l’Empereur de Maroc », écrivit Recherches historiques sur les Maures et histoire de l’Empire de Maroc, publié en 1807, dont le troisième tome est une mine d’informations sur la situation du pays.

Des militaires vont parcourir le royaume sous des accoutrements divers. Ali Bey El Abbassi, de son vrai nom Domingo Badia y Lleblich, militaire espagnol apprend l’arabe et les rites musulmans à Valence, avant de se rendre au Maroc au début du 19° siècle. Son but est de convaincre les autorités espagnoles de l’intérêt de conquérir le pays. Il rédige une intéressante relation de voyage qui fait une large place à la description de la vie quotidienne, relation qui sera incluse dans le récit de l’ensemble de ses voyages. Personnage troublant, qui semble avoir été affecté par son contact avec l’islam et les musulmans et qui périra en Syrie alors qu’il s’en retournait de La Mecque.

  1. de Foucault, militaire français, en poste en Algérie, pénètre au Maroc déguisé en juif oriental. Il traverse en 1883-84 tout le Maroc, de Tanger au Tafilalet, atteint la vallée du Draa et rejoint Essaouira avant de s’en retourner en Algérie. Il dresse, à travers Reconnaissance au Maroc, un tableau saisissant du pays, riche de nombreux détails, géographiques, culturels et politiques qui en font une source incontournable pour l’histoire contemporaine.

Le Docteur Linarès, médecin aux Armées, affecté à la Mission militaire française au Maroc en 1882, accompagne le Sultan Hassan 1er au cours de son voyage au Tafilalet en 1893. De ce périple, il rapportera une description détaillée des régions traversées, du mode de vie, de la manière dont se déplaçait la caravane, dont était monté le camp royal, etc.[2]

Des artistes aussi voyagent à travers le pays et publient carnets et dessins riches d’information. L’écrivain Pierre Loti, membre de la mission diplomatique française qui se rendit auprès du Sultan en 1889-90, écrivit à son retour Au Maroc, dans lequel il décrit son parcours de Tanger à Fès et accorde une large place à Fès où il séjourna longuement. Avant-lui, l’italien Edmondo de Amicis, accompagna la première ambassade italienne auprès du Sultan Hassan 1er en 1871 et en rapporta un livre superbement illustré de dessins d’artistes qui faisaient partie de la délégation. Plus près de nous, l’américaine Édith Wharton, invitée par le Résident Lyautey aux débuts du Protectorat, publia en feuilleton dans un journal Voyage au Maroc qui contient de belles pages sur l’évolution du pays au début du 20° siècle… Que dire aussi des carnets et des aquarelles du peintre Majorelle qui séjourna à la même époque au sud de l’Atlas ?

Que nous apprend aujourd’hui cette littérature de voyage ?

Le Maroc a subi tant de mutations depuis la fin du 19° siècle, que cette littérature de voyage nous paraît véritablement exotique.

Comment imaginer aujourd’hui que, jusqu’au début du 20° siècle, l’essentiel du transport se faisait par portage, chameaux et mulets pour les marchandises, chevaux pour les voyageurs ? Des ponts enjambaient les cours d’eau dans les régions intérieures, mais sur la côte atlantique, pour freiner l’avancée éventuelle d’armées ennemies, les rivières étaient franchies par des gués ou au moyen de barcasses. Pour rejoindre Salé, les habitants de Rabat empruntèrent des barques jusqu’au début du 20° siècle.

Les explorateurs décrivent les imposantes caravanes qui parcouraient le pays, les haltes – les nzala- qui émaillaient les parcours, les pistes dont le tracé changeait au gré des intempéries, les accords entre tribus qui assuraient la sécurité à travers leur territoire…

De cette lecture ressort aussi l’extraordinaire diversité géographique, humaine, culturelle et politique du Maroc. Diversité de l’habitat ─ villes blanches méditerranéennes, ksour, véritables châteaux forts de pisé, perchés à flancs de montagnes ─, des costumes régionaux, des parlers locaux, de la cuisine, etc.

Aussi cette littérature, malgré le projet colonial qui la sous-tendait, est aujourd’hui, face à l’insuffisance ou à la difficulté d’accéder aux sources locales, une documentation précieuse pour la connaissance du Maroc, de la richesse de sa culture et de son patrimoine.

 

 

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[1] – Voir Fez dans la cosmographie d’Ahmed ben Mohammed El Ouezzan, dit Léon L’Africain, Textes de Hamid Triki et Amina Aouchar, Casablanca-Milan, éditions Senso Unico, 2004

[2] – Voir Aouchar Amina : Le voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt, juin 1893- décembre 1894, Casablanca-Milan, Senso Unico, 2002

Aouchar Amina, historienne et éditrice

Aouchar Amina, historienne et éditrice

Docteur en histoire contemporaine, lauréate de l’université de Bordeaux III, Docteur Honoris Causa de l’Université Lyon II-Lumière, Mme Aouchar a été directrice de l’Institut Universitaire de la Recherche Scientifique de Rabat de 2004 à 2015.

Riche de l’expérience acquise durant son parcours professionnel et souhaitant apporter aux artistes le bénéfice d’une plateforme spécialisée et au public l’accès à des œuvres nouvelles et originales, Amina Aouchar fonde en septembre 2015 la société Edevcom pour l’édition, la communication et le management de projets et prend la tête du département de l’édition, Edevcom-Ed.

Edevcom fédère aujourd’hui un réseau d’artistes, de partenaires des métiers de la création et de start-up innovantes et tend à devenir une véritable pépinière de talents et de projets originaux accessibles au plus grand nombre.

Elle est l’auteur de nombreux livres d’art…

  • Fès et Meknès, illustrations, cartes, Paris, Flammarion, 2005, 256p.

  • Le Voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt de juin à décembre 1893, illustrations, cartes, Milan-Casablanca, Senso Unico,  2003, 241p.

  • Fez dans la Cosmographie d’El-Hassan ben Mohammed al-Wazzan dit Léon l’Africain, en collaboration avec Hamid Triki, illustrations, cartes,  Milan-Casablanca, Senso Unico, 2005,220p.

  • Fès, l’âme du Maroc, douze siècles d’histoire,  en collaboration, Fondation Mezian-Benjelloun, 3 volumes, 2012.

…Et de livres universitaires…

  • Colonisation et campagne berbère au Maroc, Casablanca, 2002, 271p.

  • Les relations internationales du Maroc du XVIe siècle au début duXXe (en collaboration avec Saïd Ihrai), Casablanca, 1991, 145p.

  • La presse marocaine dans la lutte pour l’indépendance (1933-1956)-Casablanca, 1990,160p.