La littérature de voyage est non seulement plaisante à lire mais elle est de plus source des savoirs les plus divers – géographiques, historiques, culturels –, etc. À travers l’histoire, les motivations des voyageurs sont fort diverses : curiosité scientifique, esthétique ou philosophique, soif d’aventure, pèlerinage, préoccupations commerciales ou politiques.

Une littérature de voyage s’est ainsi constituée, riche de témoignages de diplomates, de militaires, d’explorateurs et de savants. Certains textes ont des qualités littéraires, d’autres sont moins bien écris, d’autres encore sont illustrés de dessins, croquis, schémas…

La proximité géographique laisserait penser que les peuples du pourtour de la Méditerranée se connaissaient parfaitement. Comment se fait-il alors que pour les Européens, à partir du 18° siècle, le Maroc devient « une nouvelle frontière », un pays à découvrir ?

Pendant des siècles, les deux rives de la Méditerranée partagent une histoire commune, faite de relations politiques, économiques, culturelles, humaines, étroites, mais aussi de confrontations mémorables : cet affrontement séculaire n’a empêché ni les influences réciproques, ni les échanges, ni les alliances politiques conjoncturelles, ni les débats entre intellectuels des deux camps, ni même les espaces de coexistence paisible comme en Andalousie ou en Sicile.

Au Moyen Âge, les commerçants musulmans étaient présents dans les principaux ports d’Espagne, d’Italie et du sud de la France. Au Maghreb, des négociants génois, majorquins, marseillais, s’installaient au Tafilalet, à Fès, Sebta, Oran, etc. Jusqu’au 18°  siècle, les Européens trouvent de précieux renseignements sur le Maroc dans les relations de voyage de leurs ressortissants mais surtout dans celles des autochtones.

Au 12° siècle, le géographe et voyageur Al Idrissi dresse une carte du monde connu et la commente, décrivant reliefs, routes, et peuples. Au 14° siècle, un Tangérois, Ibn Batouta, écrivit une relation de ses voyages qui le menèrent de son pays natal jusqu’en Chine.

Longtemps, l’une des principales sources d’information pour les Européens concernant le Maghreb et l’Afrique, était un récit de voyage écrit au début du 16° siècle par le fils d’un commerçant de Fès, Hassan ben Mohammed El Ouezzan dit Léon L’Africain[1]. Au cours d’un voyage en Orient, il fut fait prisonnier par des corsaires chrétiens qui l’offrirent au Pape. Celui-ci demanda au captif d’écrire une description du monde musulman. Sa Description de l’Afrique fut écrite en italien puis traduite les années suivantes en plusieurs langues. Et son succès ne faiblit. Au 19°, la plupart des explorateurs qui se lancèrent à la découverte du Maroc, emportaient dans leurs bagages un exemplaire de la Description.

Mais aux 15° et 16° siècles, à partir de la reconquête de l’Andalousie par les royaumes chrétiens, et de la menace qu’elle fit planer sur les côtes, on assiste à la fermeture du Maghreb : désormais le chrétien est un espion qui prépare la conquête. Les Européens reprocheront souvent aux Maghrébins leur xénophobie. C. de Foucaut qui explora le Maroc dans les années 1883-84, écrit : «…Cette intolérance extrême n’est pas causée par le fanatisme religieux ; On craint le conquérant bien plus qu’on ne hait le chrétien… ».

Les Européens ne peuvent donc plus circuler librement à l’intérieur des terres, seuls quelques ports leur sont ouverts. L’information géographique devient stratégique. Mais les Maghrébins ne dressent plus de cartes pour des raisons sécuritaires, mais aussi parce que le repli sur les études religieuses a été accompagné par un désintérêt pour la géographie, la cartographie et les autres sciences. La Rihla, le récit de voyage accompli pour le pèlerinage, s’intéresse fort peu à la géographie ou aux mœurs des populations : elle est tout au plus une source d’information sur les élites religieuses. Aussi lorsque les Européens se lanceront à l’époque coloniale à la conquête de la rive sud, ils n’auront d’autres solutions que d’encourager l’exploration de ces contrées.

Le Maroc est l’un des pays africains et musulmans qui résiste le plus longtemps à la pénétration coloniale. C’est d’abord un vieil État, fondé au 8° siècle considéré comme une puissance depuis qu’en 1578, à bataille des Trois rois, il a vaincu le Portugal, qui dominait déjà un empire colonial qui s’étendait sur trois continents. La position géographique du Maroc lui permet de contrôler la navigation dans le détroit de Gibraltar. Or à la suite de l’ouverture du canal de Suez en 1869, la Méditerranée devient la principale route maritime vers l’Asie. Aussi le 19° siècle est marqué par la compétition des puissances coloniales, et particulièrement de la France et du Royaume Uni, pour la domination du pays.

Ce pays si convoité est fort mal connu. Des voyageurs, des explorateurs de toute nationalité vont partir à sa découverte. Pour parcourir le royaume secrètement, ils se feront passer pour des musulmans ou des juifs d’Orient. René Caillié, apprend l’arabe et des rudiments de l’islam en Mauritanie avant d’entreprendre, en 1828, un périple au Sahel. Il s’en retourne à travers le Maroc, passe par Fès « …La ville la plus belle qu’il ait vue en Afrique », avant de rejoindre l’Europe. Dans sa relation de voyage, il nous laisse des pages fort intéressantes sur son parcours du Tafilalet au nord du Royaume.

Louis Chénier, « chargé des affaires du Roi auprès de l’Empereur de Maroc », écrivit Recherches historiques sur les Maures et histoire de l’Empire de Maroc, publié en 1807, dont le troisième tome est une mine d’informations sur la situation du pays.

Des militaires vont parcourir le royaume sous des accoutrements divers. Ali Bey El Abbassi, de son vrai nom Domingo Badia y Lleblich, militaire espagnol apprend l’arabe et les rites musulmans à Valence, avant de se rendre au Maroc au début du 19° siècle. Son but est de convaincre les autorités espagnoles de l’intérêt de conquérir le pays. Il rédige une intéressante relation de voyage qui fait une large place à la description de la vie quotidienne, relation qui sera incluse dans le récit de l’ensemble de ses voyages. Personnage troublant, qui semble avoir été affecté par son contact avec l’islam et les musulmans et qui périra en Syrie alors qu’il s’en retournait de La Mecque.

  1. de Foucault, militaire français, en poste en Algérie, pénètre au Maroc déguisé en juif oriental. Il traverse en 1883-84 tout le Maroc, de Tanger au Tafilalet, atteint la vallée du Draa et rejoint Essaouira avant de s’en retourner en Algérie. Il dresse, à travers Reconnaissance au Maroc, un tableau saisissant du pays, riche de nombreux détails, géographiques, culturels et politiques qui en font une source incontournable pour l’histoire contemporaine.

Le Docteur Linarès, médecin aux Armées, affecté à la Mission militaire française au Maroc en 1882, accompagne le Sultan Hassan 1er au cours de son voyage au Tafilalet en 1893. De ce périple, il rapportera une description détaillée des régions traversées, du mode de vie, de la manière dont se déplaçait la caravane, dont était monté le camp royal, etc.[2]

Des artistes aussi voyagent à travers le pays et publient carnets et dessins riches d’information. L’écrivain Pierre Loti, membre de la mission diplomatique française qui se rendit auprès du Sultan en 1889-90, écrivit à son retour Au Maroc, dans lequel il décrit son parcours de Tanger à Fès et accorde une large place à Fès où il séjourna longuement. Avant-lui, l’italien Edmondo de Amicis, accompagna la première ambassade italienne auprès du Sultan Hassan 1er en 1871 et en rapporta un livre superbement illustré de dessins d’artistes qui faisaient partie de la délégation. Plus près de nous, l’américaine Édith Wharton, invitée par le Résident Lyautey aux débuts du Protectorat, publia en feuilleton dans un journal Voyage au Maroc qui contient de belles pages sur l’évolution du pays au début du 20° siècle… Que dire aussi des carnets et des aquarelles du peintre Majorelle qui séjourna à la même époque au sud de l’Atlas ?

Que nous apprend aujourd’hui cette littérature de voyage ?

Le Maroc a subi tant de mutations depuis la fin du 19° siècle, que cette littérature de voyage nous paraît véritablement exotique.

Comment imaginer aujourd’hui que, jusqu’au début du 20° siècle, l’essentiel du transport se faisait par portage, chameaux et mulets pour les marchandises, chevaux pour les voyageurs ? Des ponts enjambaient les cours d’eau dans les régions intérieures, mais sur la côte atlantique, pour freiner l’avancée éventuelle d’armées ennemies, les rivières étaient franchies par des gués ou au moyen de barcasses. Pour rejoindre Salé, les habitants de Rabat empruntèrent des barques jusqu’au début du 20° siècle.

Les explorateurs décrivent les imposantes caravanes qui parcouraient le pays, les haltes – les nzala- qui émaillaient les parcours, les pistes dont le tracé changeait au gré des intempéries, les accords entre tribus qui assuraient la sécurité à travers leur territoire…

De cette lecture ressort aussi l’extraordinaire diversité géographique, humaine, culturelle et politique du Maroc. Diversité de l’habitat ─ villes blanches méditerranéennes, ksour, véritables châteaux forts de pisé, perchés à flancs de montagnes ─, des costumes régionaux, des parlers locaux, de la cuisine, etc.

Aussi cette littérature, malgré le projet colonial qui la sous-tendait, est aujourd’hui, face à l’insuffisance ou à la difficulté d’accéder aux sources locales, une documentation précieuse pour la connaissance du Maroc, de la richesse de sa culture et de son patrimoine.

 

 

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[1] – Voir Fez dans la cosmographie d’Ahmed ben Mohammed El Ouezzan, dit Léon L’Africain, Textes de Hamid Triki et Amina Aouchar, Casablanca-Milan, éditions Senso Unico, 2004

[2] – Voir Aouchar Amina : Le voyage du Sultan Moulay Hassan au Tafilalt, juin 1893- décembre 1894, Casablanca-Milan, Senso Unico, 2002